Temps brouillé

 

Ce fut le temps des brouillards.

Ils campèrent d'abord au flanc des collines, puis lentement descendirent, encerclant les banlieues. La dernière nuit de novembre, ils envahirent la ville. On s'éveilla dans le blanc des vitres cotonneuses . Personne alors ne s'en inquiéta : c'était dimanche, la mode était au cocooning, duvets et petites laines, et prolonger le demi-sommeil sous les couettes dans ce cocon redoublé fut délicieux pour plus d'un. Aucune nécessité de descendre pour l'autobus matinal. Seuls quelques raffinés plongèrent, en quête de croissants chauds ou de roses rares. La radio et la télévision marchaient encore, et la météo n'eut que sa place coutumière . Au soir, les villes rouges engorgées d'images bougeaient à peine dans leur immense foetus de brume

Tout commença en fait le lendemain lundi, quand se frotter les yeux ne suffit plus à percevoir les fenêtres d'en face. Le volume entier des couloirs d'air entre les façades s'était empli d'une épaisse toison, enfouissant les rues dans
une profondeur insondable. La météo matinale annonça des "brouillards persistants" pour plusieurs jours, puis soudain les images disparurent. Les écrans gris se mirent à grésiller : les ondes n'émettaient plus qu'un parasitage incessant d'insecte . Dehors, le ronronnement habituel des voitures s'était troué comme un électrocardiogramme perturbé . Des poches étranges de silence gonflaient çà et là. Atteindre son lieu de travail devint une épreuve labyrinthique. On se heurtait par intermittences à des coudes, à des angles, à des réverbères. On perdait son itinéraire... Sans parler des retards repréhensibles, et des sanctions qui s'ensuivirent. Peu à peu, la vie ralentit. Le quotidien perdit sa cadence et ses balises. Au bout de quelques semaines, certains ne quittèrent plus leur appartement, pris de torpeur. D'autres ne rentraient plus, fatigués de la traversée. Quelques-uns, poussés çà et là vers des phosphorences de phalènes folles, se perdaient aux périphéries, s'endormaient dans des parcs, transis, chevauchant dans leur sommeil une rose des vents grinçante. Bientôt les gestes imperceptiblement se modifièrent, s'arrondissant en quelque sorte pour éviter des angles invisibles. On vit se développer des mouvements d'esquive, des contorsions, conversions bizarres. Sur ce fond de pantomime, d'insidieuses brouilles s'infiltraient dans les familles, mais les querelles, comme amorties, tournaient court : le silence s'installait, avec la distance. Les rêves aussi changèrent : on déchirait ses draps, ce n'étaient qu'échancrures, failles, trouées de ciel lointain entre les arbres, horizons de mer, mêlées et marécages...Un poète obscur écrivit en secret un "Eloge de la lenteur"qu'aucun éditeur ne lut. Pourtant les livres se vendaient encore ,délivrant passagèrement du vide ambiant

Bref, on s'adaptait à l'épaisseur, à l'opacité, à la séparation...

Mais plus tard, l'humidité  pénétra à l'intérieur des appartements. Cela commença par les vitres,les doubles vitrages plus exactement, qui développèrent en leur centre d'énormes lotus laiteux qui se dilataient de jour en jour. On ne voyait donc plus le brouillard lui-même. On le savait là, immobile, tapi derrière les fenêtres. Puis il se logea partout. On flottait maintenant à l'intérieur. Des gestes voguaient çà et là, comme des appels; les îles des visages émergeaient, émouvantes ou méconnaissables. Les objets se faisaient inaccessibles, redoutables: le sel poissait, les serrures rouillaient, le tranchant des lames menaçait sans cesse, on se heurtait à tous les coins de table..

Une deuzième génération de gestes était en gestation, caractérisée par des ellipses molles, des brisures soudaines, des trajectoires approximatives. Une caresse se perdait dans le vide, une gifle manquait sa cible. Ecrire ou lire devint plus aléatoire: les signes s'embuaient, sous le halo pâli des lampes.. ...          C'est à ce stade du phénomène qu'on fit appel aux avancées de la science. Des spécialistes, dont les recherches portaient sur la condensation, furent mobilisés pour délivrer les villes de ce nouvel envahisseur. Les annales ne signalaient pas d'autres cas semblables : en général, les brouillards finissaient toujours par se dissiper.... Seuls quelques romanciers avaient évoqué cette anomalie , sans doute stimulante pour la fiction. L'un d'eux avait même imaginé une sorte de brume noire, une "obscuration", dont certains lecteurs se souvenaient maintenant avec effroi. Mais ici, tout baignait dans la blancheur. On essaya donc des technologies d'avant-garde, visant à désagréger la toile maléfique : explosions diverses, ventilateurs de l'espace, soleils artificiels...Rien n'y fit.

Poursuivant son expansion, le brouillard franchit bientôt la dernière barrière, je veux dire la peau. Il se mit à neiger à l'intérieur du corps. S'ensuivirent toutes sortes de modifications organiques et mentales sans doute irréversibles..

Certes, il y eut comme un apaisement des tensions intestines, mais au prix d'un vague à l'âme où venaient fondre d'incertaines velléités . Beaucoup flottaient dans une sorte de vide, comme à la pêche d'eux-mêmes, guettant le premier hameçon qui tremble. Quelques-uns pleuraient. D'autres se berçaient sans fin,de gauche à droite, d'avant en arrière...Les mots s'empâtaient, collaient dans la bouche, franchissaient mollement les lèvres, et bientôt une sorte de langage dégénéré , dévorant ses consonnes et ses articulations, instaura ses règles et ses échanges...Aucune pommade par contre ne put effacer les sortes de lichens se développant peu à peu sur la peau. Les visages bleuissaient, par plaques. Plus troublante, plus troublée, la vue se brouillait, et chacun chassait machinalement son essaim grossissant de mouches d'ombre..Les pages des livres devenaient de plus en plus lacunaires., comme les jours. 

Ankylosées, sclérosées, enkystées, les articulations rouillaient.,et se déplacer réveillait la douleur. Curieusement, on ne comptait plus les actes manqués, les oublis, les erreurs sur les noms ou les dates . En proie à des vertiges répétés,
chacun s'interrogeait sur son labyrinthe d'oreille. Personne ne put véritablement expliquer la multiplication des globules blancs, le sang plus pâle, l'abandon des défenses...Sinon, pensaient certains , peut-être allait-on seulement vers une sorte de mutation, où vivre dans le flou susciterait ses formes. Mais peu à peu, l'opaque l'emporta, et tout s'éteignit dans une étoupe mortelle.

Ainsi, quand la ville disparut des cartes, un espace blanc non cartographié continua de hanter les voyageurs, comme un brouillard tenace.

 

 

 

Jacqueline Saint-Jean, Rivaginaires n°18, 1992

 

 

 

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© Isabelle Saint-Jean, Septembre 2000
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