Pour l'épopée, est-ce que je sais moi !
Ou d'un italien superstitieux

   

        Je me dis que ce gars est superstitieux, certes des origines italiennes et six mois passés dans les commandos, ramper la nuit, manquer de sommeil, bouffer de l'ordre sur de l'ordre, accomplir la mission et rien que la mission. Bouffer la mission.
        C'est samedi soir, nous sommes dans sa BX, il m'en fait un descriptif durant le trajet qui nous sépare de P. et sous l'effet de quelques stupéfiants, un usage sacrément aléatoire. La caisse pourrie nous lâche au beau milieu de la nationale 7, pleine nuit, campagne rase, samedi soir quand c'est la jungle, quand les tueurs sont dehors, qu'ils s'enfilent dans la route, qu'ils filent vers le con de la mort et des femmes. Le con de la mort et des femmes qui a la goutte et qui fait mal, toujours si mal.
        C'est la batterie qui a lâché, on croit. Le moteur laisse échapper son ras-le-bol en fumée. Je songe, avant même de me dé ceinturer, comment nous allons sagement renverser la vapeur, virer en sens contraire, et nous en retourner sagement. Mais déjà les portières claquent et nous sommes dehors. On n'y voit rien, pas à deux mètres.
        Moi dans un cas pareil c'est la rage qui aurait le dessus, mais lui s'est scotché un ricanement spasmodique sur la gueule qui me désarçonne jusqu'çà ce que je croise ses yeux bouffis par les stups qui me montrent gros comme ça la merdre dans laquelle on est, et comme si je les entendais me faire signe en s'auto désignant : "eh, regarde un peu par-là, regarde la gueule qu'on a et celle que ça lui fait"; putain je baisse les yeux, j'ai assez les boules.
        Faut dépanner, je l'y résous à force. Les circonstances nous séparent, lui à droite, aveuglément et à pied. Moi à gauche, plein du seul espoir que mon cousin domicilié non loin ne soit pas lui-même en vadrouille. Il ne l'est pas. Brève explication. OK. Sa voiture démarre, j'ai pris les pinces sur mes genoux. Il me semble que d'elles dépend maintenant le très bientôt d'un sommeil, chez moi, auquel seul maintenant j'espire. La nuit n'est pas moins noire et dehors il fait froid, et nous la traversons dans la voiture luxueuse de mon cousin, qu'il conduit prudemment, sans lésiner sur le chauffage. Au poil.
        Destination, présentations, branchement, redémarrage ponctué d'un yes de mon olibrius qui a fait son come back. Ma presque déception que la chose ait prise. Que la batterie n'aie pas recraché le greffon. Les circonstances ne me sont pas favorables. C'est tout au pire. Il va falloir remonter, receinturer son bonhomme, singer le "ah quel bol on a, à nous la soirée, à nous les pépés". S'il savait ce que j'en pense des pépés, de leurs culs plats pire que plies échouées sur plage qui se tord sous l'effet du sel et du sel, comme un singe et comme un serpent. Mon âme hurle qu'elle veut faire demi-tour, et je commence à somatiser.
        Mon cousin va remonter dans sa caisse et se casser. J'anticipe la séparation et je le regarde lui comme mon déchirement. Il ne souffle mot mais quelque chose me dit qu'il n'est pas très enclin à me laisser à Monsieur Playboy du Fangio. J'en tremble de reconnaissance. En fait je tremble une fois presque pâmé d'amour pour mon cousin, et une fois de haine contre l'autre.
        Il remonte, enclenche la première, tous feux arrières morts, (la batterie, c'est presque une revanche pour moi, n'était que la partie visible de l'iceberg, l'égratignure qui masque mieux la pire hémorragie. Et la timidité des feux dans la ténèbre me le souffle, et à mon cousin aussi. Le paquebot s'éloigne et presque tangue dans la nuit qui semble s'épaissir à mesure qu'il avance. Encore quelques mètres et nous le saurons dans un autre monde, d'où seulement une technologie plus grande et plus savante, mais celle-là, et je m'en réjouissais encore, n'officie que publiquement dans la lumière du jour, pourrait l'extirper.
        Le marin est ivre mort qui est à son bord. Va fantôme, va. Et la nuit m'en enlève la vue dans un zip, fermeture éclair. Nickel.
        Je l'ai donc lâché, hyper lâchement. À fond joyeux. Mon cousin me reconduit. Mieux qu'un chauffeur particulier. La chaleur la filiation en plus; le projet de se voir bientôt un midi, pour becqueter et causer un peu. Cela est bon. Je me laisserais presque aller déjà au sommeil ou pleurer. Je prends sur moi et ne me laisse aller ni à l'un ni à l'autre. Entre-deux quoi !
        "Bonne nuit, bon retour, fais gaffe". Je monte quatre à quatre dans mon réduit, je ferme à double tour comme jamais. De tout mon long sur le pieu. Becqueter il a dit, un midi, prévenir à l'avance, pour causer un peu; on verra, c'est loin, c'est pas tout près, on verra. Becqueter ! On verra. Je dors.

        Va fantôme, va.

 

 

Guy Viarre, Rivaginaires, n°25, 2000

 

 

 

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© Isabelle Saint-Jean, Septembre 2000 - Décembre 2001
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